Si l'on considère les années d'insouciance où le corps n'est que cette chose au bout de la tête que l'on apprivoise pour apprendre à marcher, à attraper, à embrasser, il doit y avoir un peu moins de trente-quatre ans. Je n'ai pas de souvenir précis de la première fois, cette première fois où mon corps s'est tout à coup retrouvé affublé de cet adjectif que je n'avais pas vraiment vu venir et que même aujourd'hui j'ai du mal à écrire. Grosse. Un adjectif de cour d'école "Oh la grosse !", un adjectif de dîners familiaux "Il serait bon que tu fasses attention à ton poids, tu es un peu grosse", un adjectif venin que je me répète devant la glace : "Je suis grosse". Et puis il a les syntaxes afférentes, toutes les variantes possibles et imaginables. "Qu'est-ce que tu as maigri !" exclamation qui se veut sympathique, mais dont le sous-entendu "Tu étais grosse" est si gros lui-même qu'on en oublie le compliment. "Machin a perdu vingt kilos, il revit", avec un regard en coin sur ma large silouhette. "Montez sur la balance. Oh. Hmmm. Vous êtes grande, mais il faudrait que vous perdiez du poids, vous êtes au dessus de la moyenne, ce n'est pas bon pour votre santé", de la femme en blouse blanche de la médecine scolaire, ou de la médecine du travail. Sans compter les magazines, les achats de maillot, les lits pliants de chambres d'amis sur lesquels on n'ose plus se coucher de peur de faire exploser les ressorts.

J'ai dû commencer mon premier régime à 10 ans, je me souviens de petits-déjeuners au gruyère moutarde, probablement un remède miracle à la Atkins ou autre méthode miraculeuse et rapide. Je crois bien que j'ai suivi celui là de concert avec papa. Puis il y a eu les hauts, les bas, les années difficiles, les victoires durables ou plus éphémères. Anne Sylvestre m'a aidée à m'accepter un peu à quinze ans avec sa chanson Carcasse, à vingt avec l'histoire de Ronde Madeleine. Les incongruités de la vie, comme celle qui a fait que j'étais la seule européenne a avoir perdu du poids en vivant deux ans aux Etats-Unis (passés les premières euphories, j'ai abandonné, au contraire d'autres, le coca à tous les repas). Les quinze kilos perdus grâce à telle ou telle recette miracle, repris aujourd'hui.

Je passe sur les hommes qui ne me regardaient pas. Ceux qui ont eu la bonne idée de me dire après le premier lit "Il y a une chose qui me gêne, tu es grosse". Je remercie ceux qui ont fait semblant, où ceux que mon poids et ma silhouette n'ont pas eu l'air de gêner. Je ne remercie pas la mère de celui que j'ai aimé le premier qui m'a fait comprendre que je n'étais pas "assez bien" pour son fils en me regardant d'un air étrange. Il était beau, j'étais grosse.

Puis il y a une semaine, ma cheville droite qui enfle de façon bizarre. Une recherche sur Google et la certitude que le surpoids n'est pas étranger à cela. Je crois que c'est la première fois depuis trente-quatre ans que je prends dans les dents autre chose qu'un danger moral à propos de ma corpulence. Ce qui jusque là n'était qu'un fardeau de l'esprit devient tout à coup beaucoup plus réel. Le coeur, la circulation, la vie quoi. Alors je tombe sur M. LeChieur, qui renvoie vers Le capitaine. Depuis une semaine, je mange des salades. Les miennes sont avec vinaigrette, parce que les bienfaits de l'huile d'olive, tout ça.

Puis j'arrive ici, l'Amérique, où le gros est relatif. J'ai l'impression d'être presque maigre dans ce pays démesuré. Des enfants aux vieilles dames, des jeunes keums des banlieues aux cadres costardisés/cravatisés. Tous gros. Très gros. C'est ce qui m'a toujours le plus étonné chez moi, le fait d'arriver à dire d'un autre "Oh, qu'il est gros !". D'arriver à stigmatiser de la même façon que je le suis. Une vengeance larvée ? une façon de me dire "je ne suis pas seule" ? Je ne sais pas. Combien de fois ai-je regardé une femme que je trouvais grosse (et donc laide - j'ai soigneusement évité le mot jusqu'ici, mais c'est la le fin mot de l'histoire) au bras d'un homme en me disant "tu vois, tout le monde trouve, il y a de l'espoir". Simplement mesquin ? Ou mécanisme de défense et de réassurance ? Aujourd'hui j'ai un homme qui se fiche de mon poids, qui le dit en tous cas (et voilà à quel point trente ans de doute sont mauvais, j'en viens à douter de sa sincérité...). Ca aide, vraiment, pourtant, je suis plus grosse aujourd'hui que je ne l'ai jamais été.

Ce matin, je lis Veuve Tarquine qui renvoie vers Traou. A la une de vos blogs d'été, votre corps et vous. La larme se décoince, s'écrase sur mon clavier.

J'ai la ferme conviction que le corps est un reflet de l'âme, du cerveau, de l'esprit (quel que soit le nom que vous souhaitiez lui donner), que mon corps raconte mon histoire, mes guerres, mes blessures, mes bonheurs. La ferme conviction aussi que tout cela n'est que "dans ma tête" et qu'il ne tient qu'à moi de trouver le rouage grippé pour que la machine soit réparée. Il y a une semaine, en contemplant ma cheville enflée, après avoir pris la décision de manger des salades, j'ai aussi pris mon téléphone et appelé "quelqu'un". J'entre dans le cercle de ceux qui vont "voir quelqu'un", avec l'espoir d'identifier le rouage grippé.

Et je change la une des blogs d'été. Votre tête et vous.