Senior ServiceMa grand-mère parlait espagnol, lisait et récitait Neruda dans le texte, jouait du piano et possédait une discothèque hallucinante (de classique en particulier), une bibliothèque au moins aussi impressionnante. Elle écrivait des histoires qu'elle nous racontait et qu'elle enregistrait pour que nous puissions les écouter sur nos mange-cassettes. Elle nous faisait chanter, nous obligeait à nous triturer les méninges pour raconter des histoires à notre tour. Elle m'a emmenée à Barcelone et m'a fait découvrir Gaudi et le chocolat chaud sur la Plaza Real, elle faisait des paris qu'elle était sûre de gagner avec pour enjeu l'écriture d'un poème. Elle avait des amis italiens et peut-être saoudiens et probablement sud américains. Elle avait voyagé partout dans le monde et au dessus du fauteuil à côté du piano il y avait un diable marionnette de Bali. Elle fumait comme un pompier, des Senior Service[1] d'abord, que le buraliste du bas de la rue importait exprès pour elle, puis des Rothmans Rouge quand elle s'est fâchée avec le buraliste. Elle aimait le requiem de Fauré.

ma grand-mèreMa grand-mère était un puits de culture, aimait Dalida pour la femme qu'elle était et moi j'avais quinze ans et franchement, je m'en fichais un peu. Jusqu'à ce que je parte aux Etats-Unis. Et que je revienne. Je suis revenue à dix-sept ans, avec la ferme intention de rattraper le temps perdu, les heures passées à hocher de la tête sans vraiment écouter, les rendez-vous manqués. Revenue avec la ferme intention de me faire papier buvard pour ingurgiter toutes ces choses qu'elle avait à partager. Je suis revenue en juin 1989. Elle est morte le 2 ou le 3 août 1989, à l'âge exact de 77 ans. Et je suis restée avec mes envies, comme une idiote qui voit partir devant ses yeux le train qu'elle devait prendre.

Il y a quelques jours, Arne et moi avons décidé de nous tenir à un rendez-vous culturel par semaine, culture au sens très large du terme. Ce sera notre "Kulturstück der Woche" - morceau de culture de la semaine, qui a commencé avec le concert de Souad Massi. Du coup, ça a dû me travailler, parce que je me suis réveillée hier matin d'un rêve dans lequel ma grand-mère était là. Je ne me rappelle plus les détails, alors même que je les ai raconté à Arne sur le moment, tout ce que je sais, c'est qu'après avoir raconté ce rêve j'ai pleuré toutes les larmes de mon corps, comme si, dix-sept ans après, je me retrouvais encore une fois comme une idiote sur le quai de la gare, avec la sale impression d'avoir raté le train. A moins qu'au contraire, cette fois, je ne me sois enfin dit que je venais de rattraper le train que j'avais manqué ces dix-sept dernières années.

Notes

[1] source de l'image www.lasagacigarette.com