- Mais Jean-Paul Gormas, le fils de l'acteur, aime la fille du docteur, Isabelle ?
- T'as vraiment rien compris à l'histoire mon pauvre François-Pierre. De toutes façons, tu ne suis pas.
- Parce que ce navet a une histoire ? Alors, ça je veux bien être pendu ! Ca a au moins autant d'intérêt que... que ... que le Bulletin de l'Institut de Linguistique de Louvain, tiens !


Marie-Paulette se rassit et augmenta le volume.

Ainsi passaient les soirées chez les LaJoie. Marie-Paulette, vautrée dans son fauteuil à oreilles à la tapisserie rose passée, s'extasiait devant le téléviseur, commentant à tout bout de champ tout ce qui s'agitait devant ses yeux. Le journal de treize heures douze, ses très chers épisodes de la Vie en coin d'œil ou la rediffusion des classiques du cinéma de série T apéricubains. La Vie en coin d'œil était un feuilleton de facture frangoisière dont les épisodes fades et l'histoire infinie encombraient (aux dires de François-Pierre) le paysage audiovisuel. TF12, seule chaîne accessible en ce coin reculé de l'île Sampitairnèle, avait payé pour dix ans d'épisodes quotidiens. Quoi que François-Pierre fit, il ne pouvait y échapper et depuis cinq ans déjà, Marie-Paulette le bassinait avec les aventures de Jean-Paul Gormas le bellâtre.

Dix ans auparavant, François-Pierre avait vu d'un bon oeil l'arrivée de ce feuilleton, sans pour autant lui avoir jamais trouvé un quelconque intérêt narratif, encore moins cinématographique. Dans les premières années, les bénéfices générés par les coupures publicitaires qui hachaient La Vie en coin d'œil avaient été réinvestis dans certains programmes qui trouvaient grâce à ses yeux. Il avait notamment suivi en spectateur fidèle l'émission culturelle Les musées se mettent en quatre. Il se souvenait encore avec nostalgie de Lupin Meujesse, le présentateur, qui invariablement commençait ses émissions par un tonitruant Bonjour et bon matin, bienvenue au Musée Tartempion, où quatre oeuvres d'art attirent plus particulièrement l'attention Malheureusement, ce programme et d'autres de même qualité, avaient vite été abandonnés avec la bénédiction des actionnaires. Ils n'aimaient pas la culture, c'était cher (cela représentait près du tiers de leur revenu) et il apparut bientôt qu'ils ne parviendraient pas à survivre décemment dans de telles conditions, en dilapidant cette manne pour des émissions qui selon eux, n'intéressaient qu'une frange limitée de la population.

Frange limitée dont faisait partie le maître de maison. Le moment où les programmes un tant soit peu intelligents disparurent des écrans, coincida avec celui où il avait vu réapparaître les crises d'angoisse qui l'avaient handicapé pendant plus de vingt ans. En 1940, alors qu'il venait juste de passer son doctorat, François-Pierre LaJoie reçut la visite d'un homme qui souffrait de brûlures d'estomac et qui lui aurait dit en substance : "c'est ce salaud de Hearst qui m'a empoisonné parce que je n'ai pas voulu faire son sale boulot". Simian Hearst était à cette époque le recteur de l'Académie frangoisière. Il était resté célèbre dans les annales à cause de ses liens avec "le milieu". François-Pierre n'avait jamais connu le nom de l'homme qui était venu le voir ce jour-là, mais se souvenait avec une précision photographique de ses traits tirés et pâles et de la peur que cette rencontre et ces aveux avaient instillés en lui. Il eut, quelques minutes après le départ de l'homme, sa première crise d'angoisse, suivie d'une seconde le lendemain.Dès lors elles se succédèrent sans interruption pendant vingt ans, à raison généralement de deux par mois, espacées de quelques jours.

Ceci jusqu'à ce qu'il entreprenne une zygothérapie qui le délivra en trois séances de ce mal qu'il avait accepté comme incurable. Son zygothérapeute, un certain docteur Buvon[1], avait attribué les crises d'angoisse, outre au traumatisme subi, à l'habitude qu'avait prise François-Pierre de mâchonner et d'avaler des morceaux de plastique. Lorsqu'il apprit ce travers, Buvon l'avait sermonné en ces termes : Ces pratiques alimentaires, inoffensives tant qu'elles restent dans des limites raisonnables, peuvent se révéler nocives en cas d'abus et l'avait obligé à suivre un régime strict. Ce que fit François-Pierre qui, trois séances plus tard, put enfin vivre libre de crises. Son répit dura dix bonnes années. Depuis trois ou quatre ans, il souffrait à nouveau, bien que beaucoup plus rarement, de crises occasionnelles. Contre l'avis de sa femme, il refusait farouchement toute nouvelle thérapie, arguant que les crises n'étaient pas ni assez fréquentes, ni assez handicapantes pour dépenser tout cet argent. Marie-Paulette en avait pris son parti et leur vie s'était accomodée, entre La vie en coin d'œil et les crises de François-Pierre, d'une routine presque paisible.

- Regarde, elle est pieds nus, elle aussi !
- Qui, Isabelle ?
- Mais non, la fille du facteur ! Décidément, tu ne suis vraiment pas.


François-Pierre sentit la crise monter et se mit à suffoquer. Marie-Paulette baissa le son et le prit dans ses bras, lui caressant la tête doucement.

- Tu vois, si tu suivais, tu t'angoisserais pas comme ça.

Notes

[1] Ce nom est un hommage au Docteur Bavant et évidemment à la popiole, issus du premier texte issu de ce jeu chiant. Je n'avais pas lu le texte avant de commencer, mais j'avais lu les commentaires - Buvon zun coup...