Le couple qui tenait le café-restaurant, les Hendaye, formait une paire indissociable. Lui était au bar, elle à la cuisine, et il ne se passait jamais beaucoup plus d'une heure sans qu'ils s'embrassent ou se disent un mot gentil.. Ils avaient tous deux le même âge, et le même anniversaire. A vrai dire, ils étaient nés dans la même clinique, et ne s'étaient jamais quittés.

Ils avaient deux enfants. Un garçon que personne n'avait jamais vu et de l'existence duquel on arrivait même à douter car ils n'en parlaient jamais. La seule qui avait une fois prononcé son nom était leur fille, Myrtille, une adolescente orageuse que tout le monde, pour le coup, non seulement connaissait mais adorait, et qu'ils appelaient par son surnom, Mie.

Les clients n'avaient d'ailleurs pas eu le choix. Monsieur Volonvole, un habitué, qui avait été le premier (et le seul) à oser l'appeler Myrtille, se souvenait encore du regard qu'elle lui avait lancé et de la tirade sèche et hargneuse dont il avait fait les frais.

"Je vous interdis, in-ter-dis, de prononcer ce prénom en ma présence, si vous voulez pouvoir repasser la porte de cet établissement". Elle avait jeté cette phrase comme un crachat, l'œil brillant de colère, et Monsieur Volonvole depuis faisait tout son possible pour se faire pardonner une faute qu'il n'était même pas sûr d'avoir commise.

Mie avait l'audace efficace et la rapidité d'esprit propre à ses dix-sept ans, et ne perdait pas une occasion de s'immiscer dans les échanges entre des convives. Occasions qui lui étaient souvent données, car les conversations allaient toujours bon train. Et toujours dans le même sens. "Aux Truies", à la lueur des lampions jaunes, on parlait des autres. Jamais avec malveillance, jamais pour répandre des rumeurs, jamais pour se moquer, au contraire. On parlait de ce qu'on pouvait faire pour aider son prochain. "Aux Truies" était connu dans la ville pour être le rendez-vous des généreux. Les clients réguliers s'y retrouvaient à toute heure du jour et parfois de la nuit, et dissertaient sur la meilleure façon d'aimer les autres. Chacun avait sa théorie et savait donner mille exemples éprouvés. Monsieur Volonvole était, par exemple, engagé dans un tas d'associations toutes plus connues les unes que les autres, il donnait de son temps pour aider les drogués, les sans abris et tous les malheureux. Madame Sivique était professeur d'Histoire Géographie, et relatait au kilomètre les prouesses qu'elle arrivait, à force de patience et d'attention, à tirer de ses élèves. Monsieur Zoreille était psychologue-chanalyste-chothérapeute (il avait fait de longues études) et racontait les progrès fulgurants de ses patients, qu'il écoutait à longueur de journée. Mademoiselle Toubo quant à elle, voyait le bien partout et en tous. Elle partait du principe que tous méritaient son attention et passait son temps à donner de son temps aux autres. Son agenda — que Mie qualifiait en riant "de ministre"— était toujours plein et elle n’avait pas une minute à elle. Elle était si chaleureuse - et si jolie, ce qui ne gâtait rien - que tous les hommes en étaient un peu amoureux. Elle ne voyait le monde que peuplé d'amis, eux ne voyaient le monde que peuplé d'elle. Elle ne se rendait pas compte de l'effet qu'elle produisait, et tombait des nues au moins une fois par semaine, à chacune des déclarations qu'un homme lui faisait. Mie, qui avait trouvé en Mademoiselle Toubo une amie ("avec un grand A", aimait-elle à répéter) n'arrêtait pas de lui signaler les regards langoureux que la gent masculine lui lançait. Mademoiselle Toubo la regardait d'un œil étonné, et invariablement, lui demandait : "T'es sûre ?". Quels qu’en soient les protagonistes, toutes les conversations finissaient par mettre tout le monde d'accord sur ce principe qui aurait pu être la devise de l'établissement : il faut penser d’abord aux autres.